Dix ans après la crise de France Télécom, la clinicienne Catherine Mieg alerte sur la dégradation des conditions de travail et le risque d'intensification des cas de burn-out.
Clinicienne du travail et consultante en management, Catherine Mieg reçoit en consultation des salariés en souffrance et accompagne des cadres dans leur management. Dans J'ai mal au travail. Parcours en quête de sens, publié début mai aux éditions François Bourin, la psychanalyste décrit «ce que le travail fait au sujet humain et pourquoi, parfois, il peut en tomber malade». La faute, explique-t-elle, à une «idéologie managériale», aujourd'hui dominante dans les entreprises, qui valorise la rentabilité au détriment de l'humain.
La crise sociale à France Télécom, il y a dix ans, a marqué les esprits. Au point de changer la manière dont les entreprises appréhendent la souffrance au travail ?
Cette crise sociale chez l’opérateur, un fleuron de l’industrie française, a été très médiatisée. Cela a eu un réel effet à l’échelle nationale, car cela a mis en visibilité les dégâts produits par l’idéologie néolibérale managériale qui a court depuis les années 80.
Concrètement, dans les entreprises, comme s’est traduite cette prise de conscience ?
Dès lors que l’on s’est autorisé à nommer les difficultés rencontrées par les salariés, le sujet n’a plus eu le même statut. Le déni n’était plus possible pour les dirigeants. Cela a aussi autorisé les salariés et leurs représentants à pointer les choses. Pour autant, l’analyse de ce qu’est la souffrance au travail n’est toujours pas partagée par tout le monde aujourd’hui. Il n’y a donc pas eu de grands changements, car l’idéologie dominante est bien ancrée.
Quelles sont les facettes de cette idéologie managériale ?
Elle repose sur un prêt-à-penser managérial qui rend difficile tout pas de côté. Ce dernier donne la priorité à la logique rationnelle, celle de la rentabilité, tout en oubliant le travail réel, c’est-à-dire ce qui se passe vraiment pour le salarié à son poste de travail. Il faut produire le plus possible pour le moins cher possible. Et la qualité devient le parent pauvre. C’est une politique qui produit de la souffrance. Or, quand les personnes sont empêchées de bien faire leur travail, elles s’effondrent.
Son second pendant est le capitalisme financier qui ne laisse pas de place au développement des gens et des compétences parce qu’il faut un retour sur investissement dans le très court terme. Surtout, elle est mise en œuvre par des managers qui ne sont pas issus du métier, qui ont appris le management par des tableaux Excel. Ils ont un déficit de connaissances en sciences du travail et ne savent pas de quoi ont besoin les salariés. Il y a quelques décennies, c’était l’inverse. Les managers venaient du terrain. Autrefois les hôpitaux étaient dirigés par des médecins, aujourd’hui ce sont des énarques qui sont à la tête des établissements. Ce n’est pas du tout le même rapport aux soins, aux métiers.
Dernier point : cette idéologie privilégie l’évaluation individualisée de la performance. C’est un gros problème, un contresens, car on ne peut réussir son travail seul. Il faut de la coopération. Cela revient à casser le collectif de travail
Le management est pointé du doigt. Mais les managers ne sont-ils pas eux-mêmes victimes de cette idéologie ?
Le manager est pris entre le marteau et l’enclume. Certains sont démunis, car ils ne comprennent tout simplement pas les mécanismes de souffrance au travail. Ils n’ont pas les clés de compréhension de ce qui produit un burn-out. La question de la formation est donc centrale. Aujourd’hui, dans les grandes écoles comme l’ENA, HEC ou les grandes écoles de commerce, les questions du travail et du pouvoir en milieu professionnel sont des impensés.
Le burn-out n’est pas une pathologie bien identifiée. C’est un mot-valise. On parle aussi d’épuisement au travail. Quatre causes se dégagent toutefois. La surcharge de travail, bien sûr, même si celle-ci ne suffit pas à elle seule à créer les conditions du burn-out. S’y ajoute le déficit de reconnaissance, ainsi que la souffrance éthique, c’est-à-dire l’existence de conflit de valeurs entre ce que l’on pense et ce qui se joue dans l’entreprise. Par exemple, une assistante sociale qui a pour consigne de réaliser quatre entretiens par matinée va mal vivre son travail, si elle ne peut pas accorder assez de temps à une personne qui en aurait besoin. Enfin, l’isolement est aussi un facteur aggravant, poussé par la mise en concurrence des salariés et l’individualisation.
Si les pratiques n’évoluent pas, il ne peut donc y avoir du mieux en matière de santé au travail…
Les conditions de travail se dégradent, et en effet, le risque de burn-out s’intensifie. Trop prises dans leurs logiques financières, les grandes entreprises ne prennent pas les mesures nécessaires. Quelques PME sont toutefois plus attentives, car elles sont plus proches de leurs collaborateurs.
Paradoxe : on n’a pourtant jamais autant entendu parlé de bien-être au travail. Sans résultat?
La question, il est vrai, est sur la place publique. Mais elle n’est pas prise par le bon bout. Les entreprises installent des baby-foots mais ce n’est pas cela qui est important. Il faudrait d’abord se concentrer sur la qualité du travail, se demander si on donne aux salariés les moyens nécessaires pour bien faire leur travail. Mais les entreprises se contentent souvent de faire diversion, dans le but de se dédouaner de leurs responsabilités. Les chartes managériales en sont un bon exemple. C’est bien souvent du pipeau, car dans les faits, les décisions prises en matière d’organisation du travail vont à contresens de ce qui y est écrit.
Par Amandine Cailhol