L'affaire "Ligue du LOL" fera-t-elle évoluer les consciences ? Dans le sillage des dizaines de témoignages de harcèlement en ligne qui ont envahi Twitter ces derniers jours, les révélations s'enchaînent. Le site Vice comme le Huffington Post ont ainsi annoncé avoir licencié des responsables accusés d'avoir participé à cet esprit de "cour de recréation" au sein de leur rédaction, excluant et insultant notamment des collègues féminines via des groupes de messagerie privés. L'occasion de s'interroger sur l'usage de cet outil de travail et ses limites.
Peut-on considérer que tout ce qui circule sur ces boucles de messageries internes reste du domaine du privé ? Où commence l'abus ? A quoi s'exposent leurs auteurs ? LCI fait le point avec Me Eric Rocheblave, expert en droit du travail.
La rédaction de LCI : Peut-on tout faire, tout dire sur les messageries privées au travail ?
Me Eric Rocheblave : Le postulat de base c’est qu’au travail, on est présumé travailler et en conséquence on est présumé utiliser les outils mis à disposition par l’employeur pour travailler. Mais on considère aussi que même au travail, un salarié a une vie privée. Donc il existe une présomption admise d’utilisation à titre privé des outils de travail, sauf mention inverse dans une charte ou dans un règlement. Le problème c’est donc quand le salarié abuse de cet usage privé.
Chacun sait qu’aujourd’hui l’écrit instantané est un réflexe dans la vie privée comme professionnelle, mais bien souvent ces échanges se font sans aucun filtre. Des messages dans lesquels chacun ne pèse pas les termes qu’il utilise partent un peu rapidement, volontairement ou involontairement. Or, ce qu’il faut avoir à l’esprit, c’est qu’une messagerie interne n’est pas privée en soi : elle est interne à l’entreprise mais elle est publique au sens où plusieurs salariés y ont accès et que les contenus sont partagés entre plusieurs personnes.
Le principe c’est que tout un chacun, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de l’entreprise, dispose d’une liberté d’expression. Mais comme pour toute liberté, celle-ci ne doit pas dégénérer en abus, à savoir en insulte, en injure, ou en diffamation. En conséquence, un salarié peut faire part de ses observations sur le travail ou toute autre chose mais ça doit être de façon mesurée et dans le cadre d’un exercice classique de la liberté d’expression.
Dans quelle mesure peut-on par exemple ouvertement critiquer un collègue ou son employeur ?
Un salarié peut parfaitement critiquer son employeur, c’est sa liberté d’expression. Mais la critique doit être mesurée et loyale et elle ne doit pas faire l’objet d’abus dans les propos. Pour résumer, il est interdit de diffamer, injurier, insulter. L’autre limite, c’est le devoir de loyauté envers l’employeur qui va de pair avec le fait que la critique émise ne porte pas atteinte de façon excessive à l’employeur, c’est-à-dire qu’elle ne créée pas un trouble objectif.
A titre d’illustration, un salarié en désaccord avec les choix de sa direction peut librement l’exprimer de façon loyale à l’intérieur de l’entreprise. En revanche, si au lieu de l’exprimer ainsi, il va répandre son opinion sur les réseaux sociaux ou dans les médias, on peut considérer que la publicité qu’il donne à son opinion, et ce même si elle est justifiée, peut créer un trouble à l’entreprise et porter préjudice à l’entreprise.
"Harceler ses collègues ou envoyer des blagues déplacées, c’est quelque chose de classique qui est appréhendé par la justice."
L’employeur est-il tenu à des obligations pour prévenir les abus ?
Oui. Les employeurs ont l’obligation de prendre des mesures pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale de leurs salariés. Il s’agit d’une disposition du code du travail et nécessairement, cela englobe l’utilisation d’un outil de travail. Donc en ce qui concerne la messagerie par exemple, l’employeur doit veiller à ce que l’utilisation n’entraîne pas d'incidences sur leur état de santé. Il lui appartient en conséquence de faire attention à ce que les salariés entre eux n’utilisent pas pas cet outil pour s’insulter ou autre. L’exemple classique c’est celui du collègue un peu grivois qui envoie régulièrement des photos ou des montages via la messagerie interne de l’entreprise ou directement via Outlook ou Gmail.
A cet égard, certains employeurs mettent par exemple en place des chartes qui autorisent ou pas à utiliser à des fins personnelles la messagerie. D’autres peuvent prévoir éventuellement une surveillance de la messagerie : l’employeur informe les salariés que tous les messages seront lus et qu’une copie sera effectuée. En réalité, tout est possible, y compris la surveillance, dès lors que c’est justifié et proportionnel au but recherché.
A quoi s’expose un salarié qui aurait utilisé la messagerie professionnelle à des fins abusives ?
Le code du travail prévoit beaucoup de choses mais ne prévoit pas tout. En revanche, il n’y a jamais de vide juridique et il y a toujours éventuellement une intervention jurisprudentielle. Il n’y a pas de dispositions particulières pour tous les outils de travail, mais détourner la messagerie pour harceler ses collègues ou envoyer des blagues déplacées est quelque chose de classique qui est appréhendé par la justice.
En l’occurrence, c’est le cas dès lors que la victime se plaint à son employeur, à son entourage, ou que l’employeur découvre des faits de lui-même et prend l’initiative de les sanctionner avant même que la victime ne se plaigne. Pour rappel, pour que la qualification de harcèlement soit retenue, il faut nécessairement des agissements répétés. En conséquence, un commentaire unique, aussi désobligeant soit-il, ne caractérise pas à lui seul une situation de harcèlement moral. Une autre qualification pourra le cas échéant être retenue.
En droit du travail, ce qui est sanctionné c’est la poursuite du contrat de travail ou pas. La condition c’est de savoir si le comportement du salarié a créé un trouble pour l’entreprise. Sur le plan disciplinaire, l’employeur choisit la sanction qu’il prononce. Cela peut aller du simple avertissement à la mise à pied temporaire en passant par le licenciement simple ou pour faute grave, et tout cela sous le contrôle a posteriori du juge prud’ homal qui apprécie la proportionnalité entre les faits et la sanction qui a été prononcée. Ensuite, un employeur peut librement porter plainte ou pas contre les faits qu’il reproche à son salarié : la suite relève de la qualification pénale qui sera retenue.
Source : TF1 Info
Pour voir l'article original, cliquez ici